Un nouveau programme facilite l’émigration des Haïtiens vers les États-Unis, mais pour ceux qui sont sélectionnés, ça peut être une décision déchirante.
Verlande Cadet est journaliste à Global Press Journal en Haïti.
CAP-HAÏTIEN, HAÏTI — Youdeline Garçon vit aux États-Unis depuis sept mois. Deux jours après son arrivée d’Haïti, elle a donné naissance à son premier enfant. Son mari n’était pas là.
Garçon, mariée depuis environ un an et demi, a rencontré son mari à l’université en 2017. Lorsqu’elle est tombée enceinte après leur mariage, ils étaient tous les deux ravis.
« C’était une grossesse plutôt difficile pour moi. Mais mon mari m’a toujours soutenu lors de cette période difficile et me donnait tout l’amour et le soutien dont j’avais besoin, » dit Garçon.
Mais ensuite, Garçon a émigré seule aux États-Unis, pendant sa grossesse, suite à une candidature réussie au programme d’immigration Humanitarian Parole, plus connu en Haïti comme « programme Biden » . Un membre de sa famille a parrainé Garçon.
Si elle avait eu son bébé en Haïti, Garçon aurait été obligée de le laisser en Haïti ou de soumettre une demande distincte pour que le bébé rejoigne le programme. Ce fut donc une course contre la montre. Mais ne pas avoir son mari à ses côtés pendant un moment aussi important a été difficile.
Si l’émigration peut offrir des opportunités économiques, la séparation des familles est un effet secondaire inévitable pour certains, comme Garçon. Bien que son mari ait aussi appliqué pour émigrer dans le cadre du même programme, sa demande à lui n’a pas abouti.
A compter de fin avril 2023, 39 000 ressortissants haïtiens ont été autorisés à émigrer aux États-Unis dans le cadre de ce programme, selon un tweet de l’ambassade américaine en Haïti. Mais certains de ces ressortissants doivent abandonner leur famille.
« Quand on m’a dit que je devais subir une césarienne, j’étais très nerveuse et inquiète, » explique Garçon. C’était à ce moment-là que mon mari commençait à me manquer le plus. Je savais qu’il aurait été avec moi pour l’arrivée de notre premier enfant si les circonstances avaient été différentes. »
Haïti et l’émigration
La migration économique constitue un élément essentiel de l’histoire d’Haïti depuis les années 1970, lorsque la pauvreté croissante et l’oppression politique ont conduit des milliers d’Haïtiens à fuir le pays, arrivant pour la plupart dans le sud de la Floride, aux États-Unis. Au fil des décennies, leurs itinéraires ont changé. Selon une étude de 2020 publiée par l’Institut interuniversitaire de recherche et de développement d’Haïti, l’émigration a facilité à la fois la survie des Haïtiens vulnérables et la mobilité ascendante des autres. Cela a également été pour beaucoup un mécanisme d’adaptation en période d’instabilité politique, économique et sociale. À la suite du tremblement de terre de 2010, cette historique d’émigration a pris une nouvelle dimension. Les Haïtiens partaient de plus en plus vers d’autres pays d’Amérique latine, créant ainsi des destinations de transit, dans l’espoir d’atteindre éventuellement des destinations finales telles que les États-Unis.
Le nouveau programme américain offre donc un soulagement indispensable.
Le mari de Nathasha Charles a émigré aux États-Unis il y a quelques mois, la laissant seule avec leur unique enfant, âgé de 9 mois. Charles est une jeune infirmière. Elle et son mari se connaissent depuis 10 ans et sont inséparables, dit-elle. Contrairement à Garçon, le mari de Charles était avec elle pour la naissance de leur premier enfant. Mais quelques mois plus tard, il a dû quitter le pays.
Chaque jour, Charles jongle entre son travail d’infirmière et s’occuper de son enfant avec l’aide de sa sœur cadette. Elle parle quotidiennement à son mari au téléphone et dit que c’est le seul moyen pour eux de rester proches.
« Il faut avoir beaucoup de patience pour supporter une telle situation, ce n’est pas facile d’élever un enfant sans son père et devoir se séparer de quelqu’un qu’on aime, » dit-elle.
Le programme constitue cependant une porte de sortie pour de nombreuses familles haïtiennes.
« Quand on a entendu parler de ce programme, c’était l’une des meilleures nouvelles qu’on pouvait recevoir, » confie Garçon. « Ce serait une grande opportunité pour nous si notre bébé naissait aux États-Unis. On était tellement excités à cette idée, qu’on ne pensait pas trop au chagrin qui suivrait notre séparation. »
Son mari, qu’elle appelle l’amour de sa vie, lui manque, et elle attend avec impatience le moment où ils seront réunis. Elle ne sait pas quand ils se reverront.
Avantages pour Haïti?
Selon une étude de 2021 publiée dans l’International Journal of Children’s Rights, plusieurs études montrent que les envois de fonds des travailleurs migrants permettent aux familles restées au pays d’accéder à de meilleurs services d’éducation, de nutrition et de santé.
En 2022, les transferts de fonds représentaient 22 % du PIB d’Haïti, la 12e part la plus élevée au monde, selon les estimations de la Banque mondiale. Ces chiffres sont le double de ce qu’ils étaient il y a dix ans et dépassent la part moyenne des envois de fonds dans d’autres pays des Caraïbes, qui s’élève à 6 % du PIB.
Mais les avantages financiers de l’émigration ne constituent qu’une partie de l’équation.
Selon une étude de 2021 publiée dans le Sri Lankan Journal of Business Economics, lorsqu’un parent part travailler à l’étranger et envoie de l’argent chez lui, cela peut permettre aux familles d’offrir une meilleure éducation à leurs enfants, ou d’éviter à un enfant d’avoir à travailler pour subvenir aux besoins de la famille. Cette séparation peut cependant entraîner une détresse émotionnelle chez les enfants. Une étude publiée en 2016 dans Social Science & Medicine, une revue universitaire, a révélé que l’émigration parentale augmentait les niveaux de consommation d’une famille mais n’améliorait pas la santé ni les capacités cognitives des enfants. Dans trois des quatre pays étudiés (Inde, Pérou et Vietnam), l’émigration parentale a en fait diminué les résultats en matière de santé des enfants, et en Inde et au Vietnam, les enfants ont obtenu de moins bons résultats aux tests cognitifs.
Au niveau national, il faut également se poser la question de savoir ce qui se passe lorsqu’un pays perd une proportion considérable de sa main-d’œuvre. Selon l’étude de 2020 de l’Institut interuniversitaire d’Haïti, « le recours aux envois de fonds est une stratégie insuffisante si la nation veut tracer la voie du développement. »
Charles ne pense pas que ce programme soit nécessairement bénéfique pour Haïti. « Je pense qu’on nous met dans une situation pour nous forcer à quitter le pays. Certains jeunes ne s’intéressent même plus à l’école. Ils passent leur temps à espérer un départ vers les États-Unis, au lieu d’entreprendre quelque chose. »
L’impact de la séparation
La travailleuse sociale Denjina Placide, qui travaille pour Caring For Haitian Orphans with AIDS, une organisation à but non lucratif, affirme que lorsque les enfants grandissent dans un environnement stable avec leurs parents, ils vivent dans un climat de sécurité émotionnelle qui favorise leur développement.
« Par contre, quand l’un de ses parents abandonne le foyer pour aller vivre dans un autre pays, cet enfant est susceptible de présenter des troubles d’anxiété, des crises d’identité, une dépendance affective et des crises de colère. On peut constater aussi chez cet enfant un refus d’obéir aux règles et une baisse de ses performances à l’école. »
L’aspect économique de laisser Haïti
« Si les conditions socio-économiques étaient différentes, beaucoup d’haïtiens n’auraient pas envisagé d’abandonner leur pays et leurs familles, » dit Charles. « Les jeunes s’inquiètent pour leur avenir et c’est la seule solution évidente pour des haïtiens qui ne peuvent pas répondre à leurs besoins et à ceux de de leurs famille. »
Les Haïtiens à l’étranger peuvent être une bouée de sauvetage pour leurs familles. Selon l’étude de l’Institut interuniversitaire d’Haïti, « les Haïtiens vivant à l’étranger ont contribué de manière substantielle à l’économie naissante d’Haïti, et comme l’émigration est restée constante et, dans certains cas, a augmenté, ils resteront vitaux à la survie économique des familles, des communautés et donc de la population haïtienne. »
Le soutien de la diaspora haïtienne couvre les coûts des besoins de base tels que la nourriture, le logement et les vêtements, ainsi que les frais médicaux. Cela s’étend même aux investissements fonciers, immobiliers et commerciaux. Dans un pays où les dépenses publiques consacrées aux programmes sociaux représentent la moitié de la moyenne régionale, les envois de fonds constituent une source de revenus vitale.
L’avenir
Charles et Garçon espèrent bientôt retrouver leur mari, mais elles savent qu’elles ne sont pas les seules. Elles n’ont aucune idée quand elles les reverront, mais elles font tout leur possible pour y parvenir.
« Je pense que les familles qui connaissent cette même situation doivent pratiquer la tolérance, la compréhension et le dialogue, » dit Garçon. « C’est une période difficile mais l’amour peut surmonter tout . »
« Cet article a été initialement publié par Global Press Journal ».
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